Chronique d’une jeunesse lounge (Part. 1)- par Coco Chic

Luca

Un soir au Kinky Bay
Le vendredi avait traîné ses guêtres mollement jusqu'au soir. La veille, la soirée des Bières À Un Franc nous avait retenu tard. Vendredi avait été exactement comme on avait pensé, et Mat et Antoine avaient passé mon seuil en fin d'après midi. Quelques mots d'usage, on mange, puis Antoine, triomphal, avait fait surgir de son sac une bouteille de Gin. Et Mat disposé le jus de citron et la limonade sur la table.
- Le Gin, c'est pas tellement Bret Easton, il dit.
Chirurgicalement, Antoine proportionne les doses dans de grands verres à vin rouge.
- Cette boîte, c'est où ? je demande.
- Plutôt un bar en fait, y a une salle en bas mais je sais pas. Il faudra demander, au pire. Tu les as déjà vus ?
- Non, je réponds en songeant que toutes les occasions qui s'étaient présentées d'assister
un concert des Dorian, je les avais déclinées. Sans raison apparente.
La discussion s'oriente sur le dernier livre de Hubert Selby.
- Wainting Period ? enchaîne Mat immédiatement, ouais il est pas mal… je l'ai pas fini, encore. Y a des gens qui disent que Bret Easton n'est qu'un pâle imitateur. C'est n'importe quoi. Selby c'est beaucoup plus glauque en fait, moins clair. Ça se passe toujours dans les bas-fonds, des endroits surglauques, des vieux appartements, t'as lu Last Exit ? non ? c'est le film dont ils ont tiré Requiem For A Dream…enfin, le livre.
- Si y en a un qui peut te faire éviter la drogue, c'est bien celui-là, sermonne Antoine en versant le dernier quart de limonade.
- Peut-être ouais, alors il veut se tuer tout le temps, y a une scène avec une lame de rasoir vraiment dégueu ou il raconte comment il va se trancher les veines nin nin nin rien à voir avec la pauvre miss dans les lois de l'attraction, et puis il cherche des moyens de mourir, y a pas de social derrière. À un moment, il produit une culture, des virus des bactéries qu'il fait pousser lui-même, c'est encore le moment où il pense que les autres sont responsables et pas lui, puis il veut les verser dans le café de son chef, il fait ouais, bien fait tu vas payer pour tous les autres nin nin nin sale petit prétentieux, et puis il les verse dans son coca pendant la pause de midi, puis il apprends le lendemain que son chef est pas venu, la secrétaire lui dit et puis là il commence à se réjouir, il fait ouais sale prétentieux c'est bien fait tu peux crever, et le lendemain la secrétaire leur dit qu'il viendra pas pendant quatre ou cinq jours alors le mec il se réjouit encore plus il espère que son chef est mort et le jour d'après, la secrétaire leur dit qu'il est à l'hôpital et qu'ils savent pas s'il s'en remettra alors le gars il se dit, hum ça a bien marché cette culture, je pourrais en mettre dans le café de tout le monde, et j'en suis là…
Un petit silence plane, et je saisis une boîte de cigarillos sur une étagère, caresse le couvercle chromé et lisse, la glisse délicatement dans ma poche-revolver.
Le Gin grésille dans les coupes larges, mêlé de limonade.
- Les bactéries, ça me fait penser au bassiste des Sex Pistols, s'exprime Antoine en tétant sa cigarette.
- Sid Vicious ? ponctue Mat avec la même spontanéité.
- Il est mort d'une overdose avec sa groupie, Nancy Spruggen.
- Ah oui, oui ! et son corps a mis deux jours avant de commencer à se décomposer ! excellent !
- Hein ? je fais, en signe d'inculture.
- Normalement c'est au bout de quatre. Lui, il était trop pourri de l'intérieur... et il nous gratifie d'une bonne rasade de rire saccadé.
Mat dit que bon, les Gin Fizz sont servis.

Ensuite,
Quittés l'appartement une heure plus tard, ou un peu plus, dehors la nuit est prête à nous accueillir, à l'assaut de la gare donc où nous nous gratifions de deux bières tchèques bon marché avant de sauter dans le premier wagon. Débarqués en ville. L'esprit alerte et l'--il humide. Gravis une avenue longue, bordée de véhicules bruyants, cherchant une rue que Mat, oui, oui, connaît bien sûr enfin c'est dans les hauts, enfin bon on demande. Une vieille flanquée d'un caniche nous renseigne avec méfiance - Pe-tit ca-niche, pe-luche pour vieux, chantonne Antoine - La rue T… descend et, en contrebas, l'enseigne du Kinky Bay se découpe timidement dans la nuit touffue.
- On ne rentrera pas avec les bières, constate, lucide, Mat. Merde, que ferais Bret Easton ?
- Il s'enfilerai dans sa jaguar pour se saouler à son aise, ou gratifierait le videur d'un scandaleux pourboire, fais-je avant de terminer ma canette d'un trait magistral.
Solution de facilité donc, pour nous. On traverse la rue et s'enfile dans une petite courette ouvrant sur une ferblanterie visiblement à l'abandon à en juger par les fenêtres brisées, la porte défoncée, l'enseigne déglinguée, la peinture écaillée. La bouteille de Gin, encore emplie du breuvage aux trois quarts, jaillit du sac à nouveau. Puis nous nous présentons, une fois notre butin dissimulé dans un angle sombre, aux portes du Kinky.
Un espace aux couleurs chaudes, orangées, et jaunes pisseux nous accueille comme ses enfants. Il s'y mêle une ambiance bizarrement hétéroclite : entrelacement de déco salsa, mexicaine peut-être, et d'un autre genre qui se laisserait définir comme appartenant au style « bar bowling », parsemés de trophées sportifs et de banderoles. Les clients s'alanguissent le long d'un bar vampirisant le centre de la pièce, formant un vaste fer à cheval au milieu duquel s'affairent les serveuses.
Mat salue les Dorian agglutinés, se restaurant de quelques cuisses de poulet luisantes, offertes par la maison, autour de tables, bout à bout coincées dans un bord.
- On joue pas maintenant, lance le batteur, je crois, alors pour se renseigner, pour patienter, on descend sur un signe de tête s'imprégner de la salle.
Basse de plafond, on y accède par un escalier comme on descend en cave, une réunion secrète, un truc de cape et d'épée ou de révolutionnaires. Noire, obscure même et dense, épaisse de l'atmosphère embrumé de nicotine, cette odeur aigre et froide et des millions de notes qui l'ont remplie. Une scène, au coin, éclaboussée de lumière bleue et or, vers laquelle convergent les techniciens et d'où s'étirent par des emplis poussiéreux les accents métalliques d'une myriade d'airs Grunge, Rock, Garage.
- Psychédélique… souffle Mat, un mot qu'il n'utilise pas souvent mais là, il reconnaît les Robes Strings. Un groupe des nineties, produits à New York, Greenwich Village, en 1991, il dit même que leur chanteur était suisse, valaisan.
- Comme Alice Cooper, j'ajoute malignement en glissant délicatement hors de ma poche la boîte de cigarillos.
- Oh-hahaha ! lâche Antoine, dont le rire est décidément pareil à un esprit qui anime son visage et monte en puissance, Furnier ! Oui ! Vincent Furnier !
Puis on humecte, une fois distribués, on pince avec délice entre les lèvres, les fines feuilles brunes roulées en cigares. Un instant, où nos silhouettes adoptent instinctivement des pauses aristocrates.
- On devrait s'appeler juste The Awkwards suggère Mat.
Antoine acquiesce, tire une longue bouffée :
- Ouaip, ou alors dire : and The Dancing Tea Club Orchestra…
- Bueno, j'ajoute.
- Bueno bueno coco ! fait Mat en cachant ses yeux brillants derrière la masse de pénombre qui lui sert de cheveux. La soirée semble avoir commencé ainsi.
On se pose au bar, ensuite, pour vider quelques bières. Lentement, déferlante progressive, une masse compacte, lassée sans doute d'attendre dans l'ambiance salsa-cantine du dessus, emplit l'espace et épaissit l'atmosphère de voix et de fumée. Déçus par le prix des bières, titillés par la foule, nous sortons concocter d'autres Gin Fizz dans l'impasse humide et neigeuse.
Mat appuyé contre le mur,
Antoine appuyé contre une carcasse de voiture jaune rongé par la rouille, verse en tremblant la limonade qui déborde par à-coups, tandis que Mat lui allume une clope et garde la sienne à la bouche.
- « Trois jeunes libertins, dans un boudoir délicieux… » fait-il d'une voix ronde, sur un ton faussement snob.
- Oh-haha ! lâche Antoine.
- Vous savez ce qui nous manque ? demande Mat avant de s'envoyer une rasade de Gin pur digne de ce nom, un code, voilà, c'est ça qui manque, que quelqu'un écrive un code, ça fait longtemps que j'y pense, ouais…
- T'es bourré ou quoi, quel code ? un code pour quoi ?
- Pour survivre dans ce monde précaire, un guide pour nous, les jeunes comme nous…
- Il est bourré, conclut Antoine. Tiens ! il fait, en me tendant le mélange dans une petite bouteille en plastique.
- Non, mais vous comprenez ?
- Mais tu penses à qui, comme modèle ? Sade ?
- Non, trop vieux, il y en a qu'un seul…
- Bret Easton ?
- Exact ! il effectue un geste violent de la main, l'index pointé vers moi. Un « Petit précis de savoir-vivre selon Bret Easton » c'est exactement ça qu'il faut écrire !
- « ou comment survivre dans une société en parfait dilettante » je renchéris,
- « ou comment devenir un rat lubrique sans scrupules ! » surenchérit Antoine. On rit, on trinque encore, puis il tire son POD de sa veste imitation cuir et me dit qu'il faut absolument que j'écoute ce morceau, je lui demande s'il connaît David Vendetta et il me dit qu'il préfère Solveig, mais que Dieu s'appellera toujours Guetta. Mat tire à son tour son POD et se met un morceau des Clash, si fort qu'on doit l'entendre jusqu'à la route. Mes oreilles raisonnent du mixage de Dieu à Ibiza, en 1999 ; imagine, imagine me dit Antoine avec ferveur, être là-bas, sur la plage, dans une boîte de cinq milles personnes ! et je vois qu'il vois dans ses yeux enfiévrés par l'alcool et la club music, les cinq milles qui nous entourent et nous entraînent dans leur démence.
Dieu se tait, ensuite, et Mat nous tend ses écouteurs, diffusant dans nos oreilles un beat jazzy et répétitif, à capella.
- C'est dou-bah, je connais, je dis. Je le chantai au ch--ur quand j'étais petit.
- Nous aussi, on l'a fait l'année passé.
- Ok, ok, dis Mat, on se la joue à capella, chacun son tour…dou-bah, dou-bah-dou
- Non, non, ok, on fait comme ça, c'est dou-bah, dou-bidou-wah, tu commences le canon Mat, après Antoine, après moi, je dirige en sentant qu'effectivement l'alcool monte irrésistiblement, et je dis ok, ok, et Mat hoche la tête, baisse les yeux, se concentre et fait dou-bah, dou-bidou-wah, en battant la mesure. Ba-da-bada-dadada-douuuuh, cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, bada-badou, ba-douh-ba-douuuh, chou-bida-badou-bidabadouh…
Et Antoine entre en scène, même regard : dou-bah, dou-bidou-wah, ba-da-bada-dadada-douuuuh, et Mat de poursuivre cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, et Antoine reprend cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, chante Mat avec ses jambes qui swing déjà, j'entre en scène : dou-bah, dou-bidou-wah, ba-da-bada-dadada-douuuuh, et Mat nous interromps, en disant non, non, continuez mais on fait un solo chacun son tour, Antoine vas-y, et moi toujours : cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, bada-badou, ba-douh… Et Mat cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, puis, prenant son envol, Antoine : cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadou bida ba yeah-yeaahh-yeah-yeahyeah, yeah-yeah-yeaahhhéé-choubidou-wah, et mat s'excite oui, oui ! poum-tchhh, poum-tchhh-tchhh poum-tchhhh c'est la batterie, et il me dit à toi, alors mimant un micro, adoptant une voix de crooner : oh-ohhhh-wow-ohhhh, yeah-yeah, yeah-yeaaah, chou-bida-ba-choubidouwaaah, chab-chab-chab-chab, chou-bidou-waaah, et Antoine dou-bah, dou-bidou-wah, ba-da-bada-dadada-douuuuh, Mat cha-bada-dabadouh-bidou-bidou-wah, chou-bidabadou-bidabadouuuuh, bada-ba-ohhh-wow-wow-woooow et moi : chab-chab-chab-chab-choubidou-waaah hey ! et Antoine : chou-bidabadou-bidabadouuuuh bidaba-chou-bidabadou-bidabadouuuuh, et Mat : poum-tchhh, poum-tchhh-tchhh poum-tchhhh et moi, puis en accord final : dou-bah, dou-bidou-wah, ba-da-bada-dadada-douuuuh, chabadou-bida badouuhhh bida-badouuuuuh !
- Trop beau, trop beau, s'extasie Mat.
Antoine hoche la tête en tirant une nouvelle clope de son paquet.
- bueno bueno, je m'entends dire pour mon compte.
- Bon, maintenant on y retourne ? demande Antoine, et effectivement poussé par une urgence que seules confèrent la faim, la soif, ou la fête, nous traversons, lestes, la route, esquivant de justesse le pare-choc d'une voiture, Mat sautille et s'allume une clope, aussi, arrivé sur l'autre rive de l'asphalte, et nous pénétrons au Kinky Bay d'où nous parviennent déjà les airs précoces du concert.
Puis,
Euphoriques nous glissons quatre à quatre les marches qui mènent à la salle, bousculant quelques nymphettes, occupées à piailler devant les toilettes, pour finalement au c--ur de la foule croiser Tim et Valentine, les yeux rivés chacun sur la scène où les Dorian se préparent.- merde il me faut une bière - râle Antoine dont la cigarette vient de rebondir mollement sur le pieds d'un spectateur. Nous nous aimantons au bar. Deux chopes vites réglées et vite absorbées nous confortent dans notre gaieté, nous nous frayons un chemin parmi la foule pour rejoindre le couple. – salut- dit Tim sur un ton léger mais d'une voix haute. Et, organisme indépendant de toute contrainte, libéré de la gravité, la guitare s'enclenche comme un courant électrique, entraînant les corps avec elles, leurs mouvements, leurs attractions. Bientôt l'espace entier tangue, houle, miroite dans la lumière des ampoules sur les visages. Ivre, j'allume un autre cigarillo que j'écrase presque aussitôt à travers le treillis d'une table basse, et la cendre saupoudre le sol en étincelles vives.
Graduellement je perds pieds, me recentre sur moi-même, perdant Mat et Antoine et Tim, je me prends un instant pour Balzac dans un Paris minuscule, vibrant microcosme, observant les m--urs humaines, je me dis que je n'ai pas les cheveux assez longs, les cheveux assez longs, et je retrouve Tim, un morceau de clope pitoyable à la bouche, et Antoine, embrasant clope sur clope.
Une fille passe à mes côtés, elle prend des photos. Il y a comme une absence.
Un peu plus tard le concert s'est terminé alors je remonte et prends une autre bière et, le coude fermement rivé au bois noir du comptoir, je reconnais deux filles avec lesquelles je pratique l'illusion talentueuse d'une conversation car leurs prénoms m'échappent complètement, avant d'aller remplir mes poumons de grandes brassées d'air frais aux côtés d'un Mat dont les yeux brillent du même regard fou et qui me tient une discussion que je peux à peine entretenir. Il me dit vite, vite que les Green Furies commencent à jouer alors nous rentrons et le concert est génial et en plein milieu Antoine et lui bondissent sur scène comme deux diables de leurs boîtes et embrassent le chanteur, surpris et transpirant sous un immonde mais original bonnet de fourrure soviétique alors que la température avoisine les trente degrés, et du coup je ne sais plus où sont ni Tim ni Valentine et comme ma vessie me lance je me rends aux toilettes. Mais la porte est arrachée, engendrant le fait que je me vide dans l'angoisse de voir débarquer d'autres nécessiteux des commodités et puis je réintègre la salle et Antoine me dit qu'on s'échappe alors j'extirpe ma veste de la montagne de vêtement qui ornent une table proche et je les suis. Comme il est bientôt minuit Mat se met à courir et semble le seul pressé de rejoindre la gare puisque je continue à deviser allègrement avec Antoine de je ne sais quoi mais sans doute rien d'important et arrivé à la gare nous pensons avoir le temps de combler un creux dans notre estomac, nous nous engouffrons donc dans un fast-food et voyons Mat filer en direction des voies sans demander son reste, nous occupons depuis deux minutes l'atmosphère graisseuse du restaurant quand Mat nous appelle pour nous dire que malheureusement le train s'en va et donc bonne nuit à bientôt, et c'est en m'asseyant que le mur s'est mis à vibrer, que mes yeux tanguent, que les tableaux d'un très mauvais goûts accrochés aux murs emportent dans un va-et-vient insoutenable mon cerveau à bout de forces, alors j'ai proposé de rentrer à Antoine qui m'a suivit délaissant son repas pour nous fourrer dans un taxi qui démarre trop vite beaucoup trop vite et je me dis : ne dors pas ne dors pas ne dors pas et Antoine ne dit rien alors je me réveille en sursaut à destination parce que le chauffeur m'a secoué, je sens monter une nausée fatale tant pis pour lui et je retapisse son taxi.
(texte de Colin)
(photo: Luca, tournage clip SLF)